CHAPITRE III

La montagne Thoin, sur la lune, était rougeâtre. Elle devint couleur d’émeraude. Tandis que dans les profondeurs, de l’espace, James Perkins découvrait un énorme météorite, couleur d’émeraude lui aussi.

 

Clara Bowler était beaucoup plus contrariée qu’elle ne voulait le laisser paraître, et pendant toute la nuit du 31 décembre au 1er janvier, elle se montra plutôt maussade, ce qui n’était guère dans ses habitudes. En fait, sa contrariété ressemblait beaucoup à de l’inquiétude. Elle savait que James Perkins non seulement ne viendrait pas la chercher avant quelques jours, mais qu’il était maintenant engagé dans une mission assez périlleuse. Or elle était tout aussi impatiente que lui de se marier.

Sur la lune, où elle vivait depuis cinq ans auprès de son Père, on avait gardé un sentiment beaucoup plus vif que sur Terre du danger martien. Parce que le satellite était beaucoup plus vulnérable que la planète.

On redoutait aussi un autre péril, qui eût été tout aussi grand : celui de voir un écran magnétique s’interposer entre la Terre et la lune. Les communications, en pareil cas, n’auraient pas été totalement coupées, car il était possible de faire ce bref voyage dans des astronefs mus par l’énergie atomique. Mais les appareils ainsi équipés étaient malheureusement peu nombreux, d’un maniement plus dangereux que ceux qui fonctionnaient à la martialite, et les cent mille personnes qui vivaient sur la lune tiraient toute leur subsistance de la planète mère. Il serait tout aussi impossible – au cas où le rideau magnétique viendrait à paralyser le trafic – de les ravitailler normalement que de les évacuer rapidement.

C’est dire que les gens installés dans la lune continuaient à être considérés comme de hardis pionniers.

Une atmosphère artificielle avait pu être aménagée dans les deux villes souterraines construites depuis trente ans – Moonpit et Orlanoff – ainsi que dans six stations secondaires qui étaient l’embryon de villes nouvelles. C’était là que vivaient – dans des conditions d’ailleurs très confortables – ces colons d’un nouveau genre. Et ils menaient une vie particulièrement active, car les travaux de toutes sortes ne manquaient point.

Clara Bowler n’ignorait rien des dangers que comportait cette existence de pionniers toujours à la merci d’un incident imprévu – comme celui qui était survenu un an plus tôt à la station John Clark, où une fissure s’était produite dans la caverne où elle était installée. En quelques instants, l’air avait fui, et les trente occupants, avant même d’avoir pu revêtir leurs scaphandres, avaient été terrassés par le froid et l’asphyxie.

Mais Clara Bowler était une fille courageuse. Elle ne s’inquiétait jamais pour elle-même. Ce qui lui donnait du souci, c’était de savoir son fiancé James embarqué dans une aventure où le risque était considérable.

*

* *

Huit jours plus tôt, Clara était rentrée à Moonpit après une randonnée d’une semaine qu’elle était allée faire en compagnie de son père dans le secteur 77 – un des coins les plus curieux de la lune, sur la face de celle-ci qu’on ne voit pas de la Terre.

Au milieu d’une vaste plaine étincelante se dressait une masse énorme, une montagne, qui ne ressemblait à rien de ce qu’on pouvait voir sur le reste de la lune. Elle avait un aspect rougeâtre et, pendant la nuit lunaire elle était vaguement luminescente. Le Français Paul Thoin, qui le premier avait découvert ce lieu étrange, n’avait pas tardé à constater que l’endroit était terriblement radioactif. Il avait fait les premiers sondages, étudié les minéraux dont cette curieuse montagne était composée. Et c’est ainsi qu’il avait été amené à isoler l’extraordinaire substance qu’on devait baptiser de son nom : le thoïnium.

Depuis lors – sa découverte remontait à six mois – John Bowler était revenu souvent en sa compagnie examiner les lieux. Le séjour aux abords de la montagne Thoin exigeait certaines précautions particulières, en raison de l’intense radioactivité. Lors de leur première expédition, Thoin et ses compagnons avaient dû se retirer avant d’avoir vu tout ce qu’ils voulaient voir, car ils avaient subi des commencements de brûlures. Et ils étaient revenus avec un équipement spécial.

Depuis, une sous-station avait été installée, à trois kilomètres de la montagne, et douze hommes s’y tenaient en permanence. C’était là que Clara Bowler et son père venaient de passer une semaine passionnante, pendant une période de jour sur cette face de la lune. Paul Thoin, malade, avait dû regagner la Terre.

Clara – qui était une spécialiste des phénomènes radioactifs – avait fait des observations particulièrement intéressantes qui confirmaient pleinement toutes les hypothèses déjà émises, notamment par Thoin lui-même et par le professeur Gram. À n’en pas douter, la montagne radioactive n’était autre qu’un énorme météorite encastré dans la lune. Les savants n’excluaient pas l’hypothèse que cette étrange masse minérale fût en relation avec les écrans magnétiques qui se manifestaient dans l’espace.

John Bowler et sa fille étaient venus là pour organiser méthodiquement les travaux d’extraction du thoïnium. La sous-station devait être agrandie. Des équipes de travailleurs devaient y être amenés. Ils avaient particulièrement étudié tous les dispositifs de sécurité. Pendant leur séjour, soixante astronefs de transport étaient venus se poser près de la sous-station, et un important matériel avait été débarqué.

La veille du jour où ils regagnèrent Moonpit, Clara, son père et tous ceux qui étaient présents, assistèrent à un curieux phénomène. L’énorme montagne rougeâtre changea brusquement de couleur. Elle prit une teinte d’un vert émeraude – un vert brillant. Et cela sans cause apparente.

Ce changement insolite avait laissé tous ceux qui étaient là un long moment perplexes. Un tel fait était absolument contraire à toutes les prévisions. Clara se précipita sur ses appareils enregistreurs et constata qu’il y avait eu des modifications sensibles dans la nature des phénomènes radioactifs dont ils étaient environnés.

— Curieux, dit Bowler.

— Le thoïnium, dit Clara, doit être une substance instable.

— Oui, reprit son père. Mais c’est plutôt maigre comme explication.

— Évidemment. Je crois que cette montagne n’a pas fini de nous étonner.

La montagne devait, par la suite, garder la même couleur verte.

*

* *

C’est en arrivant à Moonpit, le 28 décembre, que Clara avait eu la surprise désagréable qui devait la rendre si maussade. À peine avaient-ils regagné leurs appartements, dans la rue 22 de la ville souterraine, que Thorn, le secrétaire de Bowler, vint la trouver pour lui dire que James Perkins, chef de la patrouille « Vigilance », l’avait appelée à plusieurs reprises sur le téléphone martien. Il voulait lui faire savoir que – pour une raison qu’il n’avait pas dite – son retour sur Terre serait sans doute retardé de quelques jours, et qu’il ne pourrait probablement pas venir la chercher avant le 4 ou le 5 janvier.

Or elle l’attendait pour le surlendemain. Et ce contretemps, sans l’inquiéter, la contraria beaucoup. Elle s’était fait une telle joie de passer avec James Perkins les fêtes du millénaire !

C’est sans plaisir qu’elle quitta son scaphandre et son équipement de « sélénite » pour revêtir une de ces longues robes de « spartex » – le nouveau tissu synthétique – qui étaient à la mode à la fin du siècle.

Elle venait de rejoindre son père dans le laboratoire, et de lui faire part de la nouvelle que Thorn lui avait transmise, lorsqu’un radiotélégraphiste entra. Il était porteur d’un message de Hoggs.

Bowler le décacheta, le lut et pâlit légèrement. Il hésita un instant avant de le communiquer à sa fille. Celle-ci en fut étonnée et demanda, soudain inquiète :

— Qu’est-ce que c’est ? Une mauvaise nouvelle ? Il n’est rien arrivé à James ?

Elle avait pensé aussitôt à son fiancé, en se demandant si l’annonce que sa venue était retardée n’avait pas pour but de la préparer à quelque chose de pire. Mais son père la rassura aussitôt :

— Oh ! non… James va très bien… Mais il s’est produit une chose importante… Et à tout prendre assez inquiétante… Tiens, lis toi-même…

Clara prit le message d’une main qui tremblait un peu, et lut :

« Vous signale qu’il y a quelques sérieuses probabilités pour que le rideau magnétique ait disparu, d’après informations que venons de recevoir de la patrouille « Vigilance ». Renforcez vos installations de sécurité et de défense, et vérifiez avec soin si les installations destinées à tendre des écrans protecteurs artificiels sont en bon état de marche. Une formation de cinq cents astronefs va quitter la Terre dans une demi-heure et ira patrouiller autour de la lune. Si des signes plus inquiétants se manifestaient, elle serait renforcée pour assurer votre sécurité. J’ai donné l’ordre au chef de la patrouille « Vigilance » de se tenir en contact avec vous et de vous signaler directement tout ce qu’il pourra observer de nouveau. Considérez cette information comme secrète jusqu’à nouvelles instructions. »

Clara pâlit elle aussi.

— Je comprends, dit-elle, pourquoi James ne rentre pas. Il doit poursuivre sa course dans l’espace. Ah ! je suis anxieuse de savoir quels ordres on lui a donnés.

— Ne t’inquiète pas, lui dit Bowler. James est un garçon prudent, et ne prendra pas de risques inutiles. Il ne faut d’ailleurs pas s’exagérer le péril. Je suis convaincu que les Martiens ne bougeront pas, car ils n’ont pas dû oublier la correction qu’ils ont reçue il y a trente-cinq ans…

Il resta un instant songeur, évoquant le passé. Il était de ceux qui avaient participé, avec Harold Perkins – et il était alors un tout jeune homme – à la fameuse bataille de Malmorj. Il s’y était particulièrement distingué comme commandant d’une soucoupe volante.

Bowler était maintenant un homme de soixante-trois ans. Il avait passé toute sa vie à étudier la science martienne, à éclaircir les points qui semblaient encore obscurs et à faire bénéficier l’humanité de toutes ses découvertes. Malgré son âge, il demeurait infatigable. Il est vrai qu’il était d’une robustesse exemplaire : une solide carrure, un visage énergique et bon, des yeux bleus et vifs, comme ceux de sa fille. Malgré lui, il éprouvait quelque souci, et il comprenait fort bien que Clara fût inquiète.

Ce fut elle qui rompit le silence :

— Voilà, s’écria-t-elle, la confirmation que le rideau magnétique est bien en liaison avec la montagne Thoin.

— C’est vrai, fit-il… Ce changement de couleur inexplicable a dû se produire au moment même où l’écran disparaissait. Le doute ne me paraît guère possible…

— J’oserai même, s’écria Clara, soudain reprise par la passion scientifique, formuler une hypothèse… Elle rejoint celle que nous avons déjà émise quant à l’origine météorique de cette montagne. Il doit exister dans l’espace des astéroïdes extraordinaires qui sont comme elle chargés de thoïnium… Il ne me paraît pas impossible que les écrans magnétiques soient dus aux réactions que peuvent exercer les uns sur les autres deux ou plusieurs de ces sources d’énergie radiante, et sans doute en fonction de leur position dans le ciel. Ceci expliquerait que les écrans apparaissent et disparaissent…

— Une telle hypothèse ne me paraît pas absurde. Elle fournit en effet une première explication sommaire à deux faits concomitants, et dont je ne doute plus maintenant qu’ils aient un rapport entre eux. Mais nous sommes bien loin de savoir ce qui se passe exactement, et plus loin encore de pouvoir prédire de tels phénomènes.

— Oui, hélas ! Mais de toute façon il serait bon de prévenir sans délai le professeur Gram de ce que nous avons constaté, et des suppositions que nous faisons.

— Je vais lui adresser immédiatement un message.

*

* *

Tout ce jour-là, Bowler et sa fille, chacun de son côté, passèrent leur temps à vérifier certaines installations et à donner des ordres.

Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier – si l’on peut parler de nuit à Moonpit, où les habitants vivaient perpétuellement dans une lumière artificielle – au moment où la fête battait son plein et où Bowler se préparait à se rendre sur la grande place pour y prononcer le discours d’usage – il fut appelé par son secrétaire Thorn. On le demandait, au téléphone martien, de la patrouille « Vigilance ».

Clara, qui venait d’achever de se mettre en toilette pour la cérémonie (elle s’était fait faire, pour la circonstance, une délicieuse robe bleu de nuit, avec des parements blancs, et elle portait la fameuse broche avec le chiffre 2.000) se précipita, à la suite de son père, jusque dans le bureau de celui-ci. Elle était très émue à la pensée qu’elle allait enfin avoir des nouvelles de James.

John Bowler prit les écouteurs et dit aussitôt :

— Ah ! je suis heureux de vous entendre, mon cher James. Comment allez-vous ?… Ah ! tant mieux… Nous étions un peu anxieux d’avoir de vos nouvelles… Oui, Clara va très bien. Elle est auprès de moi… Elle est très impatiente de vous revoir… Où êtes-vous exactement ?…

Bowler resta un instant silencieux. James devait lui expliquer où il était et ce qu’il faisait. De temps en temps le vieux savant poussait une exclamation : « Ah ?… Ah ! oui ? C’est très curieux… Ici aussi, nous avons constaté des choses assez bizarres… Soyez prudent, James… »

Clara le tira par la manche.

— Demande-lui quand il compte revenir.

Mais son père continua à parler pendant un moment. Elle aurait beaucoup donné pour savoir ce qui lui disait James. Mais elle n’entendait qu’un petit murmure indistinct.

John Bowler retira le casque et se tourna vers elle.

— Il veut te dire quelques mots… Ce n’est pas très régulier… Mais enfin, pour une fois…

Elle saisit le casque d’écoute et s’en coiffa. Son cœur battait très fort. Aussitôt, elle entendit la voix de son fiancé, aussi distincte que s’il avait été en personne auprès d’elle.

— Hello, Clara ! Vous devez m’en vouloir terriblement d’avoir fait faux bond à notre rendez-vous.

— Oh ! James, je sais bien que ce n’est pas votre faute… Mais où êtes-vous ? Et quand comptez-vous revenir ?

— Je suis en route pour la planète Mars… Une petite patrouille supplémentaire…

— Mais c’est effrayant ! Qu’allez-vous faire là-bas ?

— Oh ! simplement vérifier si l’écran entre Mars et la Terre a bien totalement disparu. Mais rassurez-vous, Clara. Je n’irai pas rendre visite aux Martiens. Je me tiendrai à distance respectueuse de leur planète…

— Oh ! James, je vous en supplie… Ne commettez pas d’imprudences…

— Soyez tranquille, Clara. Il nous faudra encore quatre ou cinq jours – étant donnée la vitesse réduite à laquelle nous marchons – pour arriver jusqu’à l’extrême pointe de notre voyage. Mais ensuite le retour sera plus rapide. Compte tenu de la position actuelle des deux planètes, ce sera l’affaire de quatorze à quinze heures. Et je vais vous faire une bonne surprise, Clara : j’ai obtenu de Hoggs la permission de faire escale sur la lune à mon retour. Cela nous fera gagner près de quarante-huit heures. J’ai même la permission de vous ramener sur Terre, vous et votre famille, dans mon astronef. Attendez-vous donc à ce que j’aille vous surprendre au plus tard vers le 5 ou le 6 janvier. Vous voyez que ce retard n’aura pas été trop considérable.

— Je trouverai néanmoins le temps très long, en sachant où vous êtes… Qu’est-ce que vous racontiez donc tout à l’heure à mon père, qui lui faisait pousser des exclamations ?

— Oh ! rien de bien particulier… Il vous le dira lui-même. Quelques observations que nous avons faites… Mais on m’appelle dans la cabine de pilotage… Je vous laisse, Clara… Je vous envoie des millions de baisers à travers l’espace…

— Moi aussi, James… Des milliards… Mais soyez prudent, James… Je ne vivrai pas tant que je ne vous saurai pas auprès de moi.

Elle appela encore : « James ». Elle voulait lui dire combien elle l’aimait, lui dire toutes les tendres choses qui lui venaient à l’esprit. Mais la communication était coupée.

Elle resta un moment silencieuse, un peu pâle. Son père la tira de sa rêverie :

— Dépêchons-nous, Clara. On doit commencer à nous attendre. J’espère que ta mère est prête.

Mrs. Bowler était prête, et elle commençait même à s’impatienter. Ils sortirent et se dirigèrent tous trois vers la grande place où avait lieu la cérémonie.

*

* *

Moonpit était, de loin, la plus importante des deux villes de la lune. Elle groupait, à elle seule, près de soixante mille personnes – presque uniquement des familles de techniciens. Mais dans la « rue » principale, on voyait de très belles boutiques où l’on trouvait de tout, des salles de spectacles, des dancings, des restaurants.

Moonpit avait été très ingénieusement aménagé. On avait mis à profit l’existence d’une immense caverne, qui avait été agrandie, reliée par des voies souterraines à d’autres cavernes plus petites, et embellie de cent façons. La ville communiquait avec l’extérieur par quatre « écluses » dont chacune comportait trois compartiments. Ces valves gigantesques permettaient de passer de l’atmosphère artificielle dans le vide qui régnait à la surface du satellite. La plus grande était même assez vaste pour donner accès aux astronefs qui pouvaient avoir besoin de réparations urgentes. Le port aérien était aménagé à proximité.

Dans la ville même, où la purification de l’air était assurée d’une façon parfaite, régnait une douce chaleur, et il y faisait clair comme en plein jour. Tous les problèmes concernant l’eau, la lumière, les installations mécaniques, avaient été résolus d’une façon satisfaisante depuis plus de vingt ans, et Moonpit n’avait cessé de s’agrandir. Les demeures étaient confortables. Le ravitaillement excellent.

Le clou de l’endroit était ce qu’on appelait « la grande place ». Elle était en effet très grande – près de deux hectares – et par divers artifices, on l’avait aménagée de telle sorte qu’elle donnait l’illusion d’un beau jardin terrestre. De grands arbres, des massifs fleuris, des pelouses bien entretenues par toute une équipe de robots jardiniers, une voûte immense, couleur bleu de ciel, une lumière qui était la même que celle du soleil, rendaient l’illusion aussi parfaite que possible. C’était le lieu de promenade préféré des Moonpitiens, et les enfants, dont les écoles se dressaient dans le voisinage, y passaient le plus clair de leurs loisirs.

Quand Clara y arriva en compagnie de son père et de sa mère, une foule dense se pressait autour de l’estrade dressée devant un beau parterre de fleurs sur lequel on lisait le chiffre 2000 surmontant les armoiries de Moonpit : un croissant de lune et la devise : « Nous y sommes enfin après l’avoir tant contemplée ». C’était un chef d’œuvre floral.

Quand il apparut sur l’estrade, John Bowler fut vigoureusement applaudi. On l’aimait beaucoup dans la ville et dans tous les autres établissements du satellite.

Il s’était demandé s’il ne devait pas, dans son discours, faire une allusion un peu précise à la possibilité d’un renouveau de la menace martienne. Mais réflexion faite, il estima qu’il valait mieux laisser les gens s’amuser un peu sans aucun souci en tête. Ils l’avaient bien gagné. Car on travaillait, sur la lune, beaucoup plus que sur Terre. Ils étaient tous à un poste d’honneur.

Il achevait son speech, qu’il avait émaillé de saillies pleines d’humour, et les acclamations commençaient à se calmer, quand on lui apporta un message. Il émanait du professeur Gram. Ce message disait :

« Vous serais reconnaissant de tout mettre en œuvre pour nous procurer d’urgence le maximum de minerai de thoïnium. Au besoin, interrompez sous un prétexte quelconque les fêtes du millénaire si vous le jugez nécessaire pour disposer de la main-d’œuvre voulue. Je vous envoie soixante soucoupes volantes pour effectuer le transport. Elles se rendront directement à la station Thoin. D’autres suivront. Merci pour les observations dont vous m’avez fait part. Elles sont très intéressantes. Pour le minerai, j’aimerais que le chargement de ce premier convoi fût effectué dans les trois jours. Je sais que vous ferez toute diligence. – Gram. »

Une ride soucieuse barra le front du savant. Il se demanda si sur Terre on n’avait pas appris quelque chose de plus inquiétant encore que la disparition du rideau magnétique, quelque chose qu’on ne voulait pas lui faire connaître.

La tâche qui consistait à extraire en trois jours suffisamment de minerai pour en charger soixante soucoupes volantes, – qui chacune pouvait en emmener quinze tonnes – lui parut peu aisée à réaliser ainsi, au pied levé, et dans des conditions extrêmement difficiles. Il savait pourtant qu’il la réaliserait. Et Gram aussi, qui le connaissait bien, le savait. C’est pourquoi il lui avait demandé un tel effort.

Bowler se tourna vers sa femme et sa fille.

— Rentrons immédiatement, dit-il. J’ai beaucoup à faire. Il avait songé tout d’abord à lancer une annonce publique pour interrompre les fêtes et mettre tout le monde en état d’alerte. Mais à la réflexion, il préféra convoquer individuellement quelques centaines d’hommes sûrs et les diriger sans délai vers la station Thoin.

— Qu’est-ce qui se passe encore ? demanda Clara.

— Rien, dit-il. Rien de grave…

Depuis le 28 décembre, la patrouille « Vigilance » continuait à faire route vers Mars, dans la formation prescrite par James Perkins. Et James passait la majeure partie de son temps dans la cabine de pilotage, près de Luc Bardeil.

Le 28, peu après avoir reçu l’ordre de Hoggs l’invitant à poursuivre sa route. James fut appelé au téléphone martien installé dans la cabine. Il eut la joie d’entendre la voix de son père. Celui-ci, qui venait d’être convoqué par le président Vaneggen, se préparait à gagner Palm Beach.

— Hello ! James, comment ça va ? demanda Harold Perkins. Tel que je te connais, tu dois être partagé entre le désappointement de ne pas rejoindre Clara à la date fixée, et le plaisir que te cause le changement qui vient de survenir dans l’espace. Car je sais que tu rêves, comme tous les jeunes astronautes de ta génération, d’explorer les profondeurs du ciel. Mais sois prudent dans l’accomplissement de ta mission. N’oublie pas que nos radars sont plus perfectionnés que ceux des Martiens. Dès que tu détecteras dans l’espace des soucoupes martiennes – si cela t’arrive – fais demi-tour. Et ne t’approche pas trop près de Mars.

— Sois tranquille, papa, je serai prudent.

— Ne te laisse pas emporter par la curiosité. Ta mission est importante. Mais je ne veux pas que tu risques ta vie inutilement. N’oublie pas que tu te maries dans quelques jours avec la fille la plus charmante que je connaisse…

— Oh ! cela, je ne risque pas de l’oublier.

— Alors, bonne chance, James. Je t’embrasse.

James avait pris son parti de la situation nouvelle. Il n’était pas homme à regimber longtemps contre la nécessité. Comme tous ses compagnons, il était puissamment intéressé par l’aventure dans laquelle il se trouvait maintenant engagé.

La patrouille poursuivait donc sa route. Et tous les équipages se tenaient en alerte.

Les journées du 29, du 30 et 31 se passèrent sans que rien de nouveau fût constaté. Ils étaient maintenant assez près de Mars. Et aucun obstacle ne s’était présenté sur leur route. Les observateurs chargés des radars se montraient particulièrement attentifs, car ils étaient maintenant dans une zone où il n’était pas impossible qu’ils fissent la rencontre de patrouilles martiennes – car les Martiens devaient eux aussi avoir des astronefs dans le ciel. Les radars dont disposait James Perkins, les plus perfectionnés créés jusqu’à ce jour, leur permettait de déceler un appareil volant – ou un corps météorique – à plus d’une seconde-lumière, c’est-à-dire à plus de trois cent mille kilomètres.

Ils continuaient à naviguer à la vitesse réduite – mais néanmoins fantastique – de cinquante mille kilomètres-minute.

*

* *

Il était dix-huit heures (heure de Toptown) le 31 décembre, quand le commandant de Sb 714 apparut sur le visophone de la cabine de pilotage.

— Mon opérateur de radar, dit-il, me signale la présence d’un corps bizarre dans le segment spatial C 212. Il ne croit pas que ce soit un astronef. Ce corps est à une seconde-lumière. Il paraît assez volumineux. Voulez-vous vérifier ?

James se rendit dans la cabine de radar de son propre astronef et donna l’ordre à l’opérateur – Dono Bahi, un jeune Hindou très intelligent et très compétent – d’effectuer un sondage dans la direction indiquée par Sb 714.

« Les radarmen » des cinq astronefs de la patrouille se partageaient en effet la besogne, chacun d’eux explorant un secteur déterminé de l’espace, quitte à ce qu’ils portent tous leur attention sur un point particulier quand quelque chose leur était signalé.

Bahi se pencha d’abord vers son appareil de radio et transmit aux autres soucoupes la consigne : « Observez segment C 212 ». Puis il effectua quelques manipulations sur son radar. Bientôt, sur l’écran frémissant, ils virent apparaître une petite tache lumineuse de forme assez bizarre. L’opérateur se livra ensuite à quelques vérifications sur ses appareils, et il dit dans un anglais un peu zézayant :

— L’objet est actuellement à une seconde-lumière. Je ne crois pas que ce soit un astronef bien que nous soyons trop loin encore pour en déterminer les dimensions. Pourtant cela ne ressemble pas à une météorite ordinaire.

— Nous allons voir ça de plus près, dit James. Même si c’est un astronef martien, nous ne risquons pas grand chose, puisqu’il est isolé.

Déjà, emporté par sa fougue naturelle, il songeait que ce serait un bel exploit de capturer un vaisseau martien. Ce serait surtout un excellent moyen d’avoir quelques renseignements sur les progrès scientifiques et sur les intentions des « radis verdâtres » – comme on continuait à appeler les étranges habitants de la planète ennemie, en raison de leur ressemblance avec un végétal bizarre, doté de bras terminés par des tentacules, et de jambes aussi peu gracieuses.

Il retourna dans la cabine de pilotage et donna des ordres à la patrouille pour qu’elle modifie sa direction et réduise encore sa vitesse.

Puis ils attendirent. Enfin quelque chose d’imprévu venait rompre la monotonie de ce voyage !

James était allé s’installer devant un hublot d’où il pourrait observer le corps céleste dès que celui-ci deviendrait visible à l’œil nu. Il n’était pas là depuis une minute lorsque Bahi vint lui annoncer qu’il s’agissait bien d’une météorite, qui pouvait avoir deux à trois kilomètres de diamètre. Aucun astronef, évidemment n’offrait de telles dimensions. Mais Bahi lui confirma que cette météorite avait une apparence bizarre.

James fut déçu que ce ne soit pas une soucoupe martienne. Sa curiosité était néanmoins piquée à vif. Il n’avait pas eu si souvent l’occasion, depuis qu’il naviguait dans le ciel, de voir des choses sortant de l’ordinaire.

Bientôt un point lumineux apparut dans l’espace, un point qu’on ne pouvait pas confondre avec les étoiles qui criblaient le ciel noir. Dès le premier coup d’œil, on le sentait tout proche. Un point qui dégageait une étrange lumière verte, une lumière qui lui était propre – alors que les météorites ne sont pas lumineuses – sauf quand elles s’échauffent en traversant l’atmosphère d’une planète.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? se demandait James.

Tous les membres de l’équipage qui n’avaient rien de spécial à faire à ce moment-là étaient venus dans la cabine de pilotage et avaient le visage collé aux hublots.

Le corps céleste grossissait d’instant en instant. Bientôt il emplit tout un coin du ciel. Et ceux qui l’observaient étaient stupéfaits et restaient bouche bée. On eût dit une énorme émeraude, de forme bizarre – un peu la forme, sous l’angle où on la voyait, d’une poire bossuée. La lumière qui s’en dégageait était si intense que tout le ciel prenait une bizarre coloration verdâtre, et que les étoiles étaient éclipsées.

— Qu’est-ce que ça peut bien être ? répétait James.

Fred Trash, l’observateur chargé de la détection du rideau magnétique, entra dans la cabine. Il semblait très excité. Fred Trash était un grand spécialiste, du calcul des mouvements des corps célestes. Il avait été longtemps navigateur avant d’occuper l’emploi qu’il avait maintenant.

— C’est stupéfiant, dit-il. Cette météorite… Non seulement elle a un aspect extraordinaire… Mais… je viens, d’après les données que nous avons depuis son apparition, de me livrer à certains calculs… Elle n’a l’air d’obéir à aucune des lois qui régissent le mouvement des corps célestes…

— Vous êtes sûr ? demanda James.

— Aussi sûr que possible…

L’écran du visophone s’éclaira. Halgins, le Chef de l’astronef Sb 715 apparut.

— Je suis volontaire, avec quatre de mes hommes, dit-il, pour faire une descente sur cet aérolithe et ramener des spécimens de la matière qui le compose. Nous accorderez-vous l’autorisation ?

— Accordé, dit James Perkins avant même d’avoir réfléchi.

La curiosité le tenaillait de plus en plus, et il aurait été prêt à effectuer lui-même une pareille tentative si personne ne s’était proposé.

Il donna aussitôt des ordres, et la patrouille manœuvra en conséquence. Deux minutes plus tard, évoluant à vitesse très réduite, ils étaient à trois kilomètres de l’étonnant corps céleste. Ils avaient l’impression de se trouver devant un mur d’émeraude ou de jade, un mur phosphorescent. Le spectacle était féerique, la luminosité plus intense que jamais, et ils avaient dû mettre des lunettes noires. Pourtant la météorite n’était pas en fusion. On distinguait à sa surface des arêtes très nettes.

Les cinq astronefs s’immobilisèrent, sauf le Sb 715, qui s’approcha jusqu’à cinq cents mètres du mur gigantesque.

Fred Trash, qui était retourné se livrer à ses calculs, revint dans la cabine de pilotage.

— Chose étrange, dit-il, ce corps céleste, malgré sa masse assez considérable, n’exerce aucune attraction… Je vous répète qu’il a l’air d’échapper totalement aux lois de la gravitation.

— C’est pourquoi, dit James, il mérite qu’on l’étudie d’un peu près.

Le Sb 715 s’était à son tour immobilisé. James et ses compagnons, armés de jumelles, observaient ce qui allait se passer. Ils virent cinq hommes, dans leurs scaphandres de l’espace, quitter l’astronef et se diriger, au moyen de leurs petites sphères chargées de martialite, vers l’énorme masse minérale. Ils s’y posèrent. Ils avaient l’air de mouches sur un mur vert.

Il faisait si clair, et ses jumelles étaient si puissantes, que James distinguait même les insignes de commandement sur l’épaule de Halgins.

Les cinq hommes semblaient se mouvoir assez maladroitement, comme s’ils étaient gênés par quelque chose. Ils avaient emporté des pioches, et grattaient le sol. Halgins mettait dans une sacoche ce qu’il ramassait.

Mais brusquement James comprit que quelque chose n’allait pas. Il vit deux des hommes se coucher, et se tordre bizarrement, comme en proie à de vives souffrances. Les trois autres s’éloignaient promptement du corps céleste, et semblaient en proie, eux aussi, à un violent malaise.

James Perkins agit avec une étonnante promptitude. Il donna des ordres pour qu’on fît approcher son astronef le plus possible de la muraille verte. Il revêtait son scaphandre avec une hâte fébrile. D’autres l’imitaient. Mais ils virent qu’ils étaient devancés. Comme ils approchaient de Sb 715, trois hommes, déjà équipés, en sortaient. Ces trois hommes se portèrent avec promptitude vers ceux qui étaient restés gisants sur la météorite, et les ramenaient à bord. La solidarité n’était pas un vain mot parmi les équipes des astronefs.

James néanmoins sortit et gagna lui aussi la valve de Sb 715. Les cinq audacieux garçons étaient déjà allongés sur le sol de la grande cabine, et on s’empressait autour d’eux. Halgins, qu’on avait débarrassé de son scaphandre, était tout pâle. Mais il eut un sourire en voyant James.

— Brûlures, dit-il. Brûlures par radiations… Mais ce ne sont pas des radiations atomiques… Pas du moins des radiations du genre de celles que l’on connaît… J’avais vérifié avant de sortir… Et nous avons sans doute été imprudents.

Les deux hommes les plus touchés reprenaient lentement connaissance. Le médecin de la patrouille, Ralph Astair, qui était à bord du Sb 714, arriva à son tour et examina les blessés. Puis il se tourna vers James :

— Halgins et ceux qui sont revenus les premiers, lui dit-il à voix basse, n’ont que des brûlures superficielles. Pour les deux autres, c’est plus grave. Mais je suis sûr de les sauver…

James Perkins respira. Il s’en voulait terriblement d’avoir autorisé cette sortie sans prendre de plus amples précautions. Mais il se rasséréna tout à fait quand Halgins lui dit :

— Tout cela n’est rien… L’essentiel, c’est que nous avons ramené des spécimens de cette roche extraordinaire… Je les ai fait mettre dans une caisse plombée par mesure de précaution… Je n’ai jamais rien vu d’aussi curieux.

James alla voir ces spécimens. Il resta lui aussi perplexe. Lui non plus n’avait jamais rien vu de semblable. Pendant une seconde, il fut effleuré par le soupçon que cette ahurissante météorite n’était peut-être pas sans rapport avec les phénomènes du rideau magnétique. Mais il ne s’attarda pas à une telle pensée.

Il regagna son astronef, fit un rapport précis de ce qui venait de se passer, et le mit en code pour le transmettre à Hoggs.

*

* *

Quand, ce même soir, approcha l’heure où sur Terre, on se préparait à fêter, dans les libations et les embrassades, la naissance de l’an 2000, James se rappela la petite fête qui était prévue à bord. Oh ! elle devait consister simplement à vider les quelques bouteilles de champagne en réserve dans l’astronef, à manger des gâteaux secs et des fruits de conserve, à débiter un petit speech, et à chanter quelques chansons. La même brève cérémonie devait avoir lieu sur les autres vaisseaux de la patrouille.

Brusquement, James fut pris du désir d’entendre au moins la voix de Clara, et de lui souhaiter la « bonne année ». Tandis que ses compagnons faisaient quelques préparatifs dans la grande cabine commune qui servait de réfectoire, il gagna sa propre cabine et, sur son téléphone martien, il appela Moonpit. C’est alors qu’après avoir bavardé un instant avec Bowler – à qui il fit part de ce qui venait d’arriver à la patrouille – il eut la joie d’entendre la voix claire et musicale de Clara.

Quand il revint vers ses compagnons, ceux-ci étaient déjà en train de déboucher les bouteilles de champagne, et bavardaient joyeusement entre eux.

James y alla de son petit discours – un discours improvisé, sur un ton très familier. Il mit l’accent sur ce qu’il y avait de merveilleux dans leur tâche – une tâche qui allait devenir plus passionnante que jamais maintenant que le rideau magnétique avait sans doute disparu.

Il en arrivait à sa péroraison quand Dono Bahi, l’opérateur de radar – qui était resté à son poste – fit brusquement irruption dans la cabine. Il semblait assez ému. Il interrompit aussitôt le discours de James :

— Venez vite voir, commandant !

James Perkins se précipita.

Sur l’écran de radar, on voyait sept ou huit petites taches. Deux d’entre elles se détachaient nettement des autres – plus grosses, et donc plus proches.

— Des soucoupes, balbutia Dono Bahi.

Avant même d’ouvrir la bouche, James, qui était resté très calme, décrocha le téléphone qui reliait la cabine au poste de radio.

— Prévenez les chefs d’astronefs de ralentir à cinq mille kilomètres-minute…

Puis, se tournant vers Bahi :

— Quel segment ? demanda-t-il.

— D 95.

Il reprit, dans le téléphone :

— Et prévenez aussi tous les opérateurs de radar d’observer le secteur D 95.

Après avoir raccroché, il dit enfin :

— Oui, ce sont des soucoupes, le doute n’est pas possible. Et des soucoupes martiennes bien entendu. Donc, l’écran a disparu.

Ï1 n’était pas ému, mais il se sentait très excité. Il gardait les yeux fixés sur l’écran où les points lumineux se déplaçaient très lentement.

— Elles sont presque à la limite de notre visibilité, dit le jeune Hindou. C’est-à-dire à environ une seconde-lumière.

Une minute ne s’était pas écoulée que le radio du bord appelait pour annoncer :

— L’opérateur de radar de Sb 714 signale la présence, dans segment spatial D 95, à environ une seconde-lumière, de sept ou huit soucoupes martiennes.

Coup sur coup, les autres astronefs de la patrouille signalèrent qu’ils avaient fait la même constatation.

Pendant quelques instants, James fut tout saisi par un désir tumultueux : celui d’engager le combat, et de ramener des renseignements. Si les conditions étaient les mêmes qu’au temps de Malmorj, ce serait un jeu que de venir à bout de ces sept ou huit astronefs martiens. Le sang batailleur de Harold Perkins se réveillait en lui. Mais il se rappela les ordres reçus.

À grands pas, il regagna la cabine où il avait laissé ses compagnons. Ceux-ci étaient en train de chanter en chœur. Il les interrompit.

— Il y a des soucoupes martiennes à moins d’une seconde-lumière, s’écria-t-il.

Cette annonce fut accueillie par un « Hourrah ! » magistral.

Luc Bardeil leva sa coupe de champagne en criant :

— C’est que l’écran a disparu ! Nous allons enfin avoir des tâches dignes de nous !

Fred Trash, qui semblait émoustillé par l’alcool, demanda :

— On leur rentre dedans ?

James Perkins dut calmer leurs ardeurs et il les invita à rejoindre rapidement leurs postes. Puis il appela successivement au visophone les chefs des autres astronefs de la patrouille.

— Voici les ordres, leur dit-il. Nous allons nous rapprocher, pour mieux les observer, des soucoupes martiennes qui sont visibles sur nos radars. Mais en aucun cas nous ne franchiront la limite au delà de laquelle les « radis verts » pourraient nous détecter. Je vous rappelle que la marge de sécurité est d’une demi-seconde-lumière. Tenez-vous donc prêts à exécuter à tout moment un ordre de changement de direction. Puis il dit à Luc Bardeil d’accélérer légèrement la vitesse de leur propre astronef, afin qu’ils prennent un peu d’avance sur les autres. Après quoi il retourna dans la cabine de radar.

Sur l’écran, les taches étaient déjà beaucoup plus nettes. Le doute n’était plus possible : il s’agissait bien de soucoupes volantes. Ils pouvaient maintenant les dénombrer sans erreur. Il y en avait dix, dont deux étaient toujours nettement détachées des autres.

Quelques minutes s’écoulèrent. Les images étaient de plus en plus précises. James vit une nouvelle confirmation du fait qu’elles provenaient bien de Mars dans leur forme même. Elles étaient plus aplaties que celles dont se servaient maintenant les hommes, et absolument semblables aux astronefs qui avaient tenté d’envahir la Terre trente-cinq ans plus tôt, ainsi qu’aux premiers modèles terrestres calqués sur eux, mais qui depuis avaient été modifiés et perfectionnés.

— Oh ! regardez, dit tout à coup Bahi. On dirait…

James observa l’écran avec une attention redoublée.

— Oui, fit-il au bout de quelques secondes, on dirait qu’il se passe quelque chose d’insolite, là-bas… On dirait que des flammes jaillissent des deux astronefs qui sont en avant séparés des autres…

— Ils sont peut-être en difficulté, suggéra le radarman.

James ne répondit pas. Il était tout yeux.

— On dirait plutôt qu’ils se battant entre eux, fit-il. Ah ! ça, c’est extraordinaire et incompréhensible. Regardez… La marche de ces deux appareils est irrégulière. Par instants ils se frôlent, puis ils s’écartent l’un de l’autre, décrivent des courbes. Et leurs flammes sont toujours dirigées de l’un vers l’autre.

— En effet… C’est ahurissant.

Pendant quelques secondes, ils observèrent sans mot dire ce singulier manège. Puis il y eut, au flanc d’un des deux appareils, comme une lueur vive.

— On jurerait une explosion, fit James.

L’autre appareil semblait maintenant s’éloigner à vive allure. Le premier paraissait immobilisé et peut-être en détresse. Les huit autres soucoupes, dont le diamètre apparent était sensiblement plus petit, étaient toujours beaucoup plus éloignées.

— Étrange, murmura James. Étrange et incompréhensible. Mais ce ne peut pas être un combat. Il y a certainement quelque chose qui nous échappe…

Dono Bahi le tira de sa rêverie.

— Attention, commandant. Nous approchons de la limite au delà de laquelle nous risquerions d’être détectés.

James tourna le bouton de son visophone et donna l’ordre à la patrouille de faire demi-tour.

*

* *

Un quart d’heure plus tard, ils confrontaient leurs observations. Les autres astronefs de la patrouille avaient eux aussi noté – bien qu’avec moins de netteté, car ils étaient plus loin – le comportement bizarre des deux soucoupes martiennes. Puis James Perkins rédigea son rapport, très objectivement comme toujours, et en se gardant d’émettre une hypothèse. Il demanda en outre des ordres sur ce qu’il devait faire désormais. La réponse arriva rapidement. Elle disait :

« Poursuivez votre mission comme précédemment, mais soyez plus prudent que jamais. Désormais ne vous servez pas de votre téléphone martien, sous aucun prétexte, même pour des messages en code. Contentez-vous de la radio, si défectueux que puisse être son fonctionnement à mesure que vous allez vous éloigner. Redoublez de prudence. N’attaquez pas les soucoupes martiennes, même isolées. »

Ils poursuivirent leur route à une vitesse plus accélérée, car maintenant il était à peu près certain que l’écran avait totalement disparu.

La journée du premier janvier s’écoula sans qu’ils observassent la moindre chose. Il en fut de même de la journée du 2. Ils pensaient tous, avec quelque mélancolie, que sur Terre les fêtes du millénaire devaient atteindre leur apogée. Mais leur mission continuait à les passionner. Ils approchaient maintenant de Mars.

James, avant d’aller prendre un peu de repos, donna des ordres pour modifier la formation de la patrouille et réduire la vitesse. Ils arrivaient dans une zone où ils pouvaient à tout moment voir des soucoupes martiennes apparaître sur leurs radars. Déjà Mars formait dans le ciel un globe parfaitement distinct à l’œil nu, et dans les télescopes électroniques on pouvait voir avec netteté la ville énorme qui couvrait une bonne partie de la planète.

Le jeune commandant de la patrouille avait regagné sa cabine et dormait depuis un quart d’heure quand il fut tiré de son sommeil par Luc Bardeil.

Il se frotta les yeux.

— Un important message, dit Luc. Malheureusement tronqué. Les communications par radio sont de plus en plus défectueuses.

— Donne, dit James.

Il lut :

« William Hoggs à …… patrouille « Vigilance » ……. heures 30. …… Nous …… présence ……. nouveaux …… Regagnez base d’extrême urgence …… Nous sommes …… John …… imprévue …… Prudence ex …… pas escale sur …… »

— C’est du chinois pour moi, dit James encore mal éveillé.

— Il manque plus des trois quarts du message, reprit Luc Bardeil. On n’a pu capter qu’un mot par ci par là. La seule phrase claire – heureusement – est celle qui nous enjoint de regagner immédiatement la base.

James relut attentivement le message et hocha la tête.

— C’est clair, en effet… Que peut-il bien se passer ? En tout cas il me paraît impensable qu’ils puissent être à Toptown mieux renseignés que nous sur la situation dans le ciel. Je me demande s’il ne s’agit pas de quelque événement purement terrestre, et si des abrutis n’ont pas profité des fêtes du millénaire pour tenter un coup d’état ou quelque chose dans ce genre. Et qu’est-ce que ce John dont il est question ? Un mot mal interprété, sans doute.

— À moins qu’il ne s’agisse de John Burrough, notre chef direct.

— Oui, sans doute. Et que signifie : « … pas escale sur… »

— Cela ne peut avoir qu’un sens : « Ne faites pas escale sur la lune ».

James pâlit. Il venait de penser à Clara. Il se sentit soudain très inquiet. Mais il bondit de son lit pour aller donner des ordres.